Histoires bizarroïdes

Histoires bizarroïdes

Tombée par hasard dans la librairie d’à côté de chez moi sur Les enfants verts, nouvelle fantastique commandée à l’auteur par les excellentes éditions de la contre-allée, j’ai d’abord jeté un œil distrait puis j’ai continué ma lecture jusqu’au bout sans m’arrêter. Une écriture ample à la croisée de Maupassant et de Tolstoï, des thèmes qui grattent agréablement là où ça démange et que n’aurait pas dédaignés Theodore Sturgeon, des images qui persistent sur la rétine, bref, alléchée, j’ai eu envie d’en savourer davantage.

Histoires bizarroïdes, publié par les éditions Noir sur Blanc s’est vite glissé dans mes références comme si la place avait été préparée pour lui de toute éternité : j’ignorais que je l’attendais.

Dans ce recueil de nouvelles fantastiques, Olga Tokarczuk, prix Nobel de littérature, ne cherche pas l’originalité thématique à tout prix, elle n’en a pas besoin. Quand elle explore une idée, elle le fait avec ce qui conquiert toujours mon coeur : de la profondeur.

Tous les genres de l’imaginaire

Les nouvelles n’appartiennent pas toutes aux mêmes genres et passent de la science-fiction (clonage) à l’absurde noir (dérèglement du réel sans quitter le réalisme le plus terre-à-terre) en passant par le fantastique (une nouvelle espèce humaine). Pour ceux, dont je suis, qui aiment la diversité des tons et des aspects et qui déplorent la cohérence superficielle de certains recueils, celles-ci constituent un mets de choix. Tous ses textes sont habités par un regard sans pitié, cru voire cruel sur les mesquineries et les stratégies d’évitement dont nous faisons preuve, pauvres humains.

Prenons un exemple : dans « La visite », une femme vit avec ses trois egons, autrement dits, ses doubles, car dans cette société, on n’habite jamais seul chez soi, mais avec au moins un double de soi-même, ou, éventuellement, si l’on est riche, plusieurs. La narratrice en a trois. Et son voisin, un seul. La fracture sociale. Sans déflorer cette nouvelle à la chute délicate (même si on la devine, elle prend une forme qui ne déçoit pas), on se bornera à constater le regard perçant de l’auteur sur la peur de l’autre et de toute forme d’altérité. Au lieu de prendre le sujet dans le sens classique, elle renverse le problème et multiplie habilement l’identique.

La logique à rebours

Telle est précisément la tournure d’esprit qui ressort de ces nouvelles : le revers de l’angle d’attaque.

Pour rester dans les doubles, on se penchera avec gourmandise sur « La montagne de Tous-les-Saints » dont l’héroïne, spécialiste de psychologie prédictive, se débat avec l’idée et la réalité de sa mort dans une clinique où se déroule une expérience dont elle ne comprendra les enjeux que tardivement. Dans cette nouvelle – comme dans les autres –, le personnage qui découvre, qui vit, et qui habite le monde occupe la place principale, alors que la technique, fantastique ou scientifique à laquelle il est confronté reste à l’arrière-plan.

L’élément clef n’est pas la nouveauté technologique mais sa réception et son impact sur la vie quotidienne des gens et sur leurs sentiments . Il rappelle au lecteur la nécessité de s’interroger sur les raisons qui nous poussent à les utiliser ou à y recourir.

On retrouve cette même impression dans « Le tranfugium », dont la métamorphose volontaire d’une femme en vous-saurez-quoi-en-lisant-le-livre déclenche des réactions passionnées et opposées chez les membres de sa famille. Celles-ci sont au coeur de la nouvelle, ainsi que les motivations de la femme, bien plus que la technique elle-même, révélatrice des mutations sociales au-delà de l’avancée de la science.

Une tout autre veine anime apparemment « Les bocaux », histoire de vengeance par bocal interposé – il fallait y penser – ou « Une histoire vraie », chute dans la fracture humaine. Ces deux histoires, sombres et à la mécanique de roman noir, mettent en réalité à l’œuvre les faiblesses humaines, comme l’avaient fait les précédentes. Cette fois-ci, le déclencheur a changé : oubliée, la science qui cède la place à la logique des comportements humains poussés à bout, c’est-à-dire jusqu’à l’absurde, avec un beau mitraillage du conformisme. Le grand mot est lâché : pour Tokarczuk, le conformisme est l’ennemi, la source de dangers et de sécheresses intellectuelles et émotionnelles.

À savourer avec lenteur

Quelques nouvelles m’ont néanmoins paru plus lointaines, évasives, parfois anecdotiques mais toujours portées par une écriture qui suffisait à faire mon bonheur.

Je n’ai donc pas été déçue des voyages.

Lire lentement ces textes en fait durer les saveurs, à l’opposé du « page-turner ». La profondeur de la phrase, la qualité des décors et les détails signifiants font entrer tranquillement le lecteur dans des mondes d’autant plus étranges, violents et dangereux qu’ils paraissent sans surprise. D’autres valeurs humaines seraient-elles possibles ? « Raconter le monde est une manière d’en influencer la réalité », disait l’autrice dans un entretien au moment de la parution de ce recueil en France : le changement d’angle d’attaque, porté par la technologie, le fantastique ou l’absurde, procure cette sensation.

Histoires bizarroïdes se présente donc comme la lecture idéale pour ébouriffer notre regard sur le monde humain.

Histoires bizarroïdes, par Olga Tokarczuk, Éditions Noir sur blanc, 181 pages, 19€, traduit du polonais par Maryla Laurent.

Et pour avoir un aperçu de la personnalité de cette femme aussi passionnante à écouter qu’à lire,il vous suffit de cliquer sur l’image ci-dessous (courte vidéo d’1’47):

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *