Autodafé avec des pissenlits

Autodafé avec des pissenlits

(attention divulgâchage, mais c’est un classique, donc il y a prescription)
Pourquoi parler d’un classique, un roman lu et relu ?
Je pourrais vous dire qu’on ne les connaît pas si bien, nos classiques, et qu’on y trouve toujours quelque chose de nouveau, etc. C’est certainement vrai. Moi, je l’ai relu parce que j’en avais envie.
Qu’en ai-je donc retenu ?

Je n’évoquerai pas ici ce que contient ce roman en lien direct avec son époque, le maccarthysme et la guerre (tout a déjà été dit et écrit avec brio sur le sujet), pour me concentrer sur l’effet produit sur moi, en tant qu’humaine de 2021 avec mes références contemporaines.

Tout a changé (depuis 1955) pour que rien ne change

Le début m’a happée. L’univers, les personnages et surtout la vision d’un monde en déliquescence et en plein chaos qui s’étourdit pour mieux refuser de voir qu’il va dans le mur. Tout m’a rappelé l’époque que nous vivons, évidemment. La même actualité qu’en 1955 mais pour des raisons différentes. N’aurions-nous rien appris depuis soixante-dix ans ? Non, et ça ne surprendra personne.
Un roman qui pose cette simple question « Comment devient-on aussi vide ? » (à propos de notre façon d’être au monde, de le sentir et de le penser) ne peut me laisser indifférente. L’auteur déploie habilement son thème, crescendo, jusqu’au discours du pompier en chef, Beatty, qui met les points sur les i, et dont le contenu contient le point d’orgue du roman. Sauf qu’en lisant cette profession de foi, j’ai de nouveau perçu cette impression de déjà-vu :
« Les Noirs n’aiment pas Little Black Sambo. Brûlons-le. La Case de l’Oncle Tom met les Blancs mal à l’aise. Brûlons-le. Quelqu’un a écrit un livre sur le tabac et le cancer des poumons ? Les fumeurs pleurnichent ? Brûlons le livre. La sérénité, Montag. La paix, Montag. À la porte, les querelles. Ou mieux encore, dans l’incinérateur. Les enterrements sont tristes et païens ? Éliminons-les également. Cinq minutes après sa mort une personne est en route vers la Grande Cheminée, les Incinérateurs desservis par hélicoptère dans tout le pays. Dix minutes après sa mort, l’homme n’est plus qu’un grain de poussière noire. N’épiloguons pas sur les individus à coups de memoriam. Oublions-les. Brûlons-les, brûlons tout. Le feu est clair, le feu est propre. »


La culture de la purification, c’est-à-dire de l’effacement par le feu. Aujourd’hui, nous l’appellerions cancel culture – un éclairage (à la flamme nue) que je n’attendais pas sur une réalité ultra-contemporaine. Beatty explique d’ailleurs un peu plus loin, que le gouvernement n’en est pas l’instigateur (nous ne sommes pas ici dans une vilaine et méchante dictature) mais bien la population elle-même, situation plus réaliste et correspondant d’ailleurs à ce que nous visons.

Le nouveau monde est rempli de vieux conservateurs

La suite devient plus mouvementée, plus aventurière et rythmée : le paria s’enfuit et une chasse à l’homme commence hors de la ville, orchestrée pour le plaisir des spectateurs quitte à détourner la vérité. L’écriture se fait alors très visuelle, cinématographique, avec cette dénonciation un peu désuète mais toujours nécessaire du panem et circenses des anciens, alias télé-réalité décérébrante, dont la ringardise et la beaufitude n’empêchent pas la nuisance.
Montag, le héros, dépiste enfin le Limier électronique lancé à sa poursuite en plongeant dans le fleuve, comme au temps des chasses à chien. Une eau qui symbolise bien sûr la renaissance et l’entrée dans un nouveau monde.

L’un des grands intérêts de ce nouveau monde réside dans son imperfection et son attentisme. Ni Montag ni Bradbury ne proposent de solution. Que trouve-t-on dans cet endroit ? De vieux conservateurs moralisateurs qui attendent des jours meilleurs.
Et pourquoi ? Parce que, de leur propre aveu, ils se sont montrés lâches quand il aurait fallu protester. Voici ce que dit Faber, présenté comme un intellectuel solitaire et peureux :
« Je n’ai rien dit. Je suis un de ces innocents qui auraient pu élever la voix quand personne ne voulait écouter les “coupables”, mais je n’ai pas parlé et suis par conséquent devenu moi-même coupable. Et lorsqu’en fin de compte les autodafés de livres ont été institutionnalisés et les pompiers reconvertis, j’ai grogné deux ou trois fois et je me suis tu, car il n’y avait alors plus personne pour grogner ou brailler avec moi. »

J’ai eu l’impression de lire une mise en garde, toujours la même, et qui n’est jamais suivie d’effet.
Pas très gai, me direz-vous ? Pourquoi, vous vouliez un happy end ? Ce roman fait partie de cette fabuleuse catégorie des feel-bad books, les romans qui donnent le bourdon. Ou qui font réfléchir, pour Bradbury, l’un ne va pas sans l’autre, c’est même la raison de l’absence de leur insuccès. On devrait les appeler les thought-provoking books mais ce serait encore moins vendeur.

Réflexion et pissenlit

Alors que retirer de cette relecture ? L’autodafé n’a fait que changer de nom, et d’autre part, réfléchir est poétique. Car je ne vous ai pas parlé de mon personnage préféré : Clarisse. Certes, elle meurt mais avant, elle sent, vit, pense, réfléchit, rit, partage. Et frotte un pissenlit sous votre menton pour savoir si vous êtes amoureux. Elle est folle, nous dit-on :

« Elle ne voulait pas savoir le comment des choses, mais le pourquoi. Ce qui peut être gênant. On se demande le pourquoi d’un tas de choses et on finit par se rendre très malheureux, à force. Il vaut bien mieux pour cette pauvre fille qu’elle soit morte » dit Beatty. Des mots forts dans la bouche d’un personnage qui se suicide de manière à ce qu’on ne puisse pas le ressusciter contre son gré.
Je garderai donc de ce roman l’image de cette jeune fille et de son pissenlit jaune soleil qui essaime comme sur les vieux Larousse.

Les pissenlits, c’est bien connu, poussent comme du chiendent.

Ray bradbury, Farenheit 451, Belin, VO annotée, collection « Not so classic ».

Les extraits mentionnés sont traduits par Jacques Chambon et Henri Robillot.

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